Contexte, axes et objectifs
Les travaux du programme AMAPOL partent d’un constat : malgré leur récurrence dans les sociétés contemporaines, y compris jusqu’à l’actualité plus ou moins récente (martyrologes de la mafia, des terrorismes contemporains, des nationalismes corse, basque ou catalan), les expériences du martyre ne font l’objet d’aucune définition stable. Leur superposition révèle des constantes : la mort ou la souffrance au nom d’un ensemble de valeurs et d’un idéal, les procédés d’édification, la narration et la mise en série des souffrances au nom d’une cause, l’usage du ou des martyr(s) par une communauté qui lui ou leur assigne une fonction identitaire. Néanmoins, les définitions que les contemporains donnent du martyre sont rares et conjoncturelles, données par référence à des corrélats (l’héroïsme, la sainteté, l’exemplarité souffrante, la victimité). A minima, le martyre désigne la propension à mourir ou à souffrir en témoignage d’un engagement politique, laïque ou séculier.
L’histoire culturelle nous semble constituer une grille de lecture adaptée pour saisir la diversité des expériences du martyre, construites par des contemporains dans des situations conjoncturelles pour lesquelles elles revêtent une fonction instrumentale. L’historiographie majoritaire du martyre politique a tendance à le replacer dans l’histoire des imaginaires nationaux et des constructions nationales pour expliquer son rôle fédérateur pour des communautés politiques instables, qui se consolident aux xixe et xxe siècles par les initiatives croisées des États et des sociétés civiles. Dès lors, la lecture du martyre politique apparaît segmentée selon les contextes nationaux dans lesquels elle s’est construite. La mise en série des expériences du martyre fait apparaître à la fois des continuités historiques – permanence des processus, transmission diachronique de situations intégrées à la mémoire d’une communauté politique – et des points de contact entre espaces nationaux – les conjonctures révolutionnaires, les guerres internationales donnent lieu à des circulations d’expériences et de pratiques –. Elle invite donc à nuancer cette lecture nationale au profit de schémas interprétatifs plus complexes, que la notion de communauté permet d’approcher. Sont ainsi apparus des « martyrs de la liberté », des « martyrs du socialisme », des « martyrs de l’Église », des « martyrs de l’anticléricalisme » parfois célébrés dans plusieurs espaces nationaux à la fois, ou dont la mémoire a été transmise à plus vaste échelle. Les stratégies de mise en mémoire nationale d’acteurs considérés comme martyrs doivent aussi être déconstruites, par l’attention portée aux formes, aux objets, aux destinataires et aux publics des cultes (la place des martyrs dans les mémoires littéraires, l’art et la muséographie seront particulièrement envisagées). Apparaissent ainsi des communautés trans- ou supranationales fédérées par des expériences du martyre, à un moment où les cultures politiques se construisent comme des réalités européennes voire mondiales.
La période considérée, du tournant des xviiie et xixe siècles à la fin des années 1930, constitue un observatoire privilégié pour analyser le déploiement et les mutations du martyre politique. Elle est bornée par deux expériences de la conflictualité de masse que les mémoires collectives ont retenues comme génératrices de martyrs : les guerres révolutionnaires des années 1790 et 1800, dans lesquelles une partie des historiens a perçu les prémices de ce qui sera plus tard la « guerre totale » (David A. Bell), de l’autre l’achèvement de la guerre civile espagnole et le déclenchement de la Deuxième guerre mondiale. Ces conflits marquent le début et la fin d’une période marquée par des recompositions politiques incessantes liées aux difficultés que les sociétés contemporaines rencontrent à gérer les héritages à long terme de la Révolution française, acceptés et poursuivis par certaines cultures politiques, refusés par d’autres. Dans l’ensemble de ces situations, le martyre constitue un puissant instrument de légitimation et de pédagogie politique, construit par imitation et par dérivation du martyre religieux qui en fournit la matrice. Les modèles, les images, les pratiques donnent à voir la manière dont le martyre se sécularise : elles révèlent un transfert de sacralité de l’espace religieux vers l’espace profane, qui coexiste avec la persistance du martyre religieux tout au long de la période considérée. Dès lors, le sujet s’inscrit dans un débat plus large entre le politique et le religieux, qui structure l’ensemble de la période consécutive aux révolutions de la fin du xviiie siècle.
Centrée sur l’Europe méridionale catholique, l’étude porte en priorité sur l’Espagne, la France méridionale, l’Italie et le Portugal, sans s’interdire des incursions ponctuelles vers d’autres espaces. Majoritairement historienne, elle recourra aux expertises complémentaires d’anthropologues, de spécialistes de littérature et de civilisation, de sciences politiques, et se nourrira de prolongements vers les périodes plus récentes, afin d’éclairer les usages maintenus du martyre politique à la fin du xxe siècle et au début du xxie.
Quatre directions de travail seront poursuivies :
1- Un premier axe de la réflexion consiste à analyser les permanences à l’œuvre dans les cultes de martyrs politiques, en interrogeant plus précisément les répertoires mobilisés. Il s’agit d’abord de distinguer des temporalités : les cultes de martyrs interviennent-ils plus fréquemment au cours des épisodes révolutionnaires ? Existe-t-il au contraire des continuités avec les conjonctures dites « fluides », qui ne présentent pas de soubresauts politiques majeurs ? Les transitions de régime donnent-elles lieu à des célébrations spécifiques en l’honneur des martyrs ? Pour la France des premières décennies du XIXe siècle, la thèse d’Emmanuel Fureix a montré la permanence de cette pratique au sein des mouvements protestataires, pour lesquels elle constitue un instrument de politisation déterminant jusqu’au début des années 1840 (La France des larmes 1800-1840, 2009). Dans l’Italie d’après l’unification, en revanche, c’est l’État qui donne une impulsion fondamentale au culte des martyrs de la patrie, devenus des instruments de nationalisation des masses. Dans un contexte où leur souvenir se retrouve à la fois exploité chez les vainqueurs et les vaincus de l’unification, l’État effectue la synthèse entre diverses constructions portées par des cultures politiques opposées.
2- Par la comparaison des contextes et des pratiques, il s’agit de saisir les pratiques mises en jeu à l’intersection de la politique étatique et des politisations dites « ordinaires », qui se déploient à l’extérieur des canaux hiérarchiques et institutionnels les plus courants. Sans que cet inventaire soit exhaustif, on voudrait prêter attention au déploiement des hommages publics, aux rituels, aux fêtes de souveraineté, aux messes politiques, aux pratiques de patrimonialisation qui associent les martyrs à des lieux de mémoire. Afin d’approcher précisément les processus de politisation, l’approche ne se limitera pas aux seules capitales, les mieux couvertes par la littérature spécialisée, mais envisageront toutes les échelles spatiales.
3- L’un des axes fondamentaux du projet consiste à détacher le martyre politique des causes nationales auxquelles il est traditionnellement identifié, dans la continuité des discours produits par les acteurs. Cette définition s’appuie notamment sur les discours officiels, sur l’intégration croissante des figures héroïques dans la propagande scolaire, sur les constructions monumentales qui accompagnent la « nationalisation des masses » commune aux sociétés occidentales à partir du dernier tiers du XIXe siècle. La place donnée aux martyrs – compris en tant qu’acteurs qui se sacrifient pour la patrie, dans une acception héritée de l’héroïsme romantique – dans ces discours doit donc être déconstruite pour être replacée dans les dynamiques sociales dans lesquelles elle est insérée. D’autres identités territoriales coexistent, concurrencent parfois en effet celle de l’État-nation : les cultes de martyrs politiques ont aussi déterminé des identités régionales et locales qui s’articulent parfois autour de la résistance aux États centralisés. Dans le cas du Pays Basque espagnol, des travaux récents ont montré la récurrence du discours martyriel, de la valorisation d’un sacrifice précoce au début du XIXe siècle aux victimes du terrorisme plus contemporain (F. Molina Aparicio, La tierra del martirio español, 2005). De la même façon, d’autres commémorations construisent des figures de martyrs à plus large échelle, objets d’un culte transnational. C’est le cas du pédagogue catalan Francisco Ferrer, exécuté à la suite de la « semaine tragique » de Barcelone en 1909, à qui sont consacrés des hommages nombreux dans les milieux libres-penseurs et socialistes français et espagnols, dans les semaines qui ont immédiatement suivi sa mort (A. Morelli (dir.), Francisco Ferrer, cent ans après son exécution, 2012). Ces connexions procèdent parfois d’effets de discours, et s’inscrivent alors dans le cadre de connexions complexes qui articulent les constructions nationales avec des dynamiques internationalistes ou impériales, comme le montre le cas des combattants des chemises noires dans l’Italie fasciste.
4- Enfin, l’un des axes fédérateurs du projet consiste à interroger la dimension mémorielle et patrimoniale des expériences productrices de martyrs politiques, en lien avec les mémoires collectives produites par les événements traumatiques contemporains (massacres, violence de guerre, attentats terroristes, criminalité organisée). Une attention particulière sera portée à la matérialité du martyre, à travers le traitement des corps morts : édification en reliques, masques mortuaires, production et mise en circulation d’images réputées sacrées, pour ne retenir que quelques cas étudiés par des travaux récents. On s’intéressera, de la même façon, à la construction de cimetières partisans ou communautaires, à la patrimonialisation de lieux emblématiques et notamment des ruines. Dans l’Italie des lendemains de l’Unité, la construction de cimetières monumentaux dédiés aux martyrs constitue un aspect essentiel de ces célébrations, qu’elles inscrivent dans l’espace urbain tout en affirmant leur double appartenance locale et nationale (H. Malone, Architecture, Death and Nationhood, 2018). La mobilisation du souvenir des martyrs dans les noms de rues et de places sera particulièrement interrogée, pour ce qu’elle permet de saisir des logiques mémorielles mises en jeu et des stratégies de pérennisation du souvenir des martyrs, ainsi ancrés dans l’espace quotidien des populations. Un intérêt particulier sera porté aux communautés martyres : si la dénomination de « village martyr » ou de « ville martyre » n’a pas, dans les sociétés à l’étude, la dimension officielle qu’elle peut notamment avoir dans la Belgique d’après la Seconde Guerre mondiale, elle est mobilisée à titre officieux pour désigner des communautés dont le martyre fait partie des traits identitaires. En Espagne, c’est le cas des ruines du village aragonais de Belchite, détruit pendant la guerre civile : elles renvoient à un imaginaire mobilisateur du siège militaire, qui a été l’un des thèmes fédérateurs de la construction nationale espagnole tout au long de la période contemporaine (S. Michonneau, Belchite. Ruines-fantômes de la guerre d’Espagne, 2020).