En quelles circonstances le chaos cède-t-il la place à l'ordre ? A l'origine de l'histoire de la pensée, une idée s'est rapidement imposée : l'ordre manifesté dans notre univers doit être causé par un agent premier et responsable. Cet agent a revêtu différentes identités : un intellect organisateur (Anaxagore), un moteur immobile (Aristote) ou encore un artisan divin1. Cette dernière hypothèse est celle de Platon dans le Timée : notre univers serait le résultat du travail d'harmonisation d'un chaos primordial opéré par le Démiurge, un artisan divin dont la bonté intrinsèque est transposée dans l'ordre cosmique, notamment à travers les mouvements réguliers des sphères célestes. L'idée d'un artisan divin a immédiatement déconcerté les contemporains de Platon ; ses propres disciples ne savaient pas comment interpréter une telle innovation2. Comment imaginer qu'une entité divine puisse s'abaisser à se servir des outils afin de façonner notre univers à la façon dont un artisan fabriquerait une table ? En outre, le monde ne doit-il pas être supposé comme ayant toujours existé3 ? Dans un contexte préchrétien, l'hypothèse du Démiurge de l'univers n'a cessé de fasciner et n'a pas encore, aujourd'hui, trouvé de solution interprétative qui fasse unanimité.
Le Démiurge doit d'ailleurs tenir compte de certains paramètres qui l'éloignent de la figure du dieu créateur du christianisme : en tant qu'artisan, il doit se servir d'un modèle parfait (les Formes intelligibles4) afin ordonner un matériau préexistant se trouvant dans un état de mouvement chaotique5. Puisque le Démiurge est bon, il fabrique le meilleur produit possible6. En se servant d'un modèle stable et parfait (l'intelligible), il transmet l'ordre et l'harmonie dans l'univers sensible conçu comme une image mouvante de l'intelligible. En somme, le Démiurge ne crée pas mais organise et harmonise un chaos primordial qui doit être considéré comme une donnée brute. Ce chaos se comprend chez Platon comme impliquant des dimensions de limite et de nécessité : tout artisan devra toujours prendre en considération la dimension limitante du matériau, raison pour laquelle le produit fini ne sera jamais aussi parfait que le modèle utilisé.
La question du statut du Démiurge n'a cessé d'agiter les débats : si pour certains, son hypothèse doit être prise au sérieux (à partir d'une lecture littérale du Timée : le monde a été organisé à un moment donné par un artisan divin7), pour d'autres les conséquences absurdes entraînées par une telle lecture8 ont poussé les interprètes à défendre des lectures non littérales du Timée. Si le récit de Platon est décrit comme un mythe vraisemblable (eikôs muthos), alors peut-être est-il possible d'attribuer à l'histoire de l'origine de l'univers d'attribuer une fonction didactique9. Mais dans ce cas, si le Démiurge est maintenu comme une espèce d'intellect séparé10, peut-il être réduit à une autre entité qui serait la source de l'ordre cosmique (le Modèle11, l'âme du monde12, le Bien13) ou tout bonnement être réduit à une fonction épistémologique14 ?
En philosophie médiévale, le champ demeure relativement neuf. Bien qu'il existe quelques études, elles restent assez périphériques et générales. L'étude de la réception médiévale de la figure du Démiurge n'est pas aisée tant l'on sait que le modèle explicatif proposé par Platon est parfois difficile à concilier avec les versions monothéistes. Une question structurante autour de la figure du Démiurge fût celle qui opposa la thèse de l'éternité du monde et celle de la création du monde15, la première portée par Aristote au Livre VIII de la Physique, la seconde découlant du travail de Jean Philopon sur la création du monde16.
Le Timée fût bien connu dans la tradition arabe, non dans sa version originale, mais à partir des résumés que Galien écrivit à ce sujet17. C'est principalement le texte de la Théologie d'Aristote18 qu'il s'agit de creuser. Faussement attribué à Aristote, ce texte est une recomposition de traités néoplatoniciens (et donc de commentaires du le modèle démiurgique), dont les livres IV, V et VI des Ennéades de Plotin et quelques ajouts des Éléments de théologie de Proclus19.
Le grec δηµιουργός (démiurge) a été traduit par le terme arabe ṣānīʿ (artisan)20. Le choix des traducteurs arabes élimine, en quelque sorte, la dimension mythique ou fictive du concept pour lui imprimer un caractère véritablement concret. De sorte que le concept de ṣāniʿ ne sera pas tant une thèse ou un modèle qu'un nom divin ou une métaphore utilisée pour qualifier Dieu. Il s'agira ainsi d'analyser la réception de la thèse du Démiurge, sa présence dans la Théologie d'Aristote et l'histoire de sa réception afin de comprendre quand et comment cette analogie du Dieu-Artisan est devenue un objet de discussion et de réfutation dans l'opposition entre les philosophes de tradition hellénistique et les théologiens créationnistes ašʿarites.
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1 Les atomistes, pour leur part, supposent l'existence d'un nombre infini de mondes dont la création provient de la rencontre aléatoire d'atomes dans le vide. L'agent responsable ne l'est pas puisque la cause des propriétés de l'univers est effectivement une sorte de hasard mécanique. Le projet platonicien peut également être considéré comme une réponse à l'atomisme de Démocrite. Voir PITTELOUD, Luca « Atomism in Plato's Timaeus » in Atomism in Philosophy - A History from Antiquity to the Present (edited by U. ZILIOLI, Ugo), London, Bloomsbury Academic, 2020, pp. 136-155. Sur le rapport entre le Timée de Platon et Démocrite, voir MOREL, Pierre-Marie, « Le Timée, Démocrite et la nécessité » in DIXSAUT, Monique et BRANCACCI, Aldo, Platon, source des présocratiques : exploration, J. Vrin, 2002, pp. 129-150.
2 Voir CORNFORD, Francis Macdonald, Plato's Cosmology, New York, The Liberal Arts Press, 1937, pp. 33-36.
3 Pour une étude des positions créationnistes dans l'Antiquité, voir SEDLEY, David, Creationism and its critics in Antiquity, Berkeley, University of California Press, 2008, 290 p.
4 Timée, 30c-31a
5 Timée, 30a
6 Timée, 29e
7 Il s'agit d'une position défendue par SEDLEY, David in Creationism and its critics in Antiquity, Berkeley, University of California Press, 2008, 290 p, par BROADIE, Sarah in Nature and divinity in Plato's Timaeus, Cambridge, Cambridge University Press, 2011, 316 p et par BURNYEAT, Myles « Εικωσ µυθοσ » in Rhizai. A journal for Ancient Philosophy and Science, vol. 2, pp. 143-165 (2005). En revanche, Johansen, T.K relève la nuance importante d'une création continue qui aurait lieu de manière constante dans « The Timaeus and the Principles of Cosmology » in FINE, Gail (ed.), The Oxford Handbook of Plato, Oxford University Press, pp. 463-482.
8 Un exemple souvent cité est celui de l'impossibilité du fait que l'ordonnancement de l'univers ait eu lieu à un moment particulier puisque le temps est également une création du Démiurge (Timée, 37c-38c).
9 Thèse défendue pour la première fois par Xénocrate Fr. 54 qui mobilise l'expression didaskalias charin in Xenokrates. Darstellung der Lehre und Sammlung der Fragmente, éd. par HEINZE, Richard, Leipzig, éd. Teubner, 1892, réed. Hildesheim, éd. G. Olms, 1965.
10 Voir BRISSON, Luc, Le Même et l'Autre dans la structure ontologique du Timée de Platon: Un commentaire systématique du Timée de Platon, Paris, Klincksieck, coll. « Publications de la Faculté des lettres et sciences-humaines de Paris-Nanterre », thèses et travaux n°23, 1974, 589 p. et KARFÍK, Filip et SONG, Euree (éds.), Plato revived : Essays on Ancient Platonism in honour of Dominic J. O'MEARA, Berlin-New York, Walter De Gruyter, coll. « Beitrage zur Altertumskunde », vol. 317, 2013, 427 p.
11 Par exemple HALFWASSEN, Jens, « Der Demiurg: seine Stellung in der Philosophie Platons und seine Deutung im antiken Platonismus » in Le Timée de Platon. Contributions à l'histoire de sa réception - Platos Timaios : Beiträge zu seiner Rezeptionsgeschichte, Louvain-Paris, Peeters, 2000, pp. 51-54 ou encore FERRARI, Franco, « El "mito" del demiurgo y la interpretación del Timeo », Cuadernos de filosofía, vol. 60, 2013, pp. 5-16.
12 Ver CARONE, Gabriela Roxana, Plato's Cosmology and its ethical dimensions, Cambridge, Cambridge University Press, 2011 (reprint, first edition in 2005), pp. 42-51 et CORNFORD, Francis Macdonald, Plato's Cosmology, New York, The Liberal Arts Press, 1937, p. 39
13 ZELLER, Eduard, Die Philosophie der Griechen in ihrer geschichtlichen Entwicklung (1865), Leipzig, O.R Reisland, 1922, pp. 694-695 et 707-718.
14 PITTELOUD, Luca, « Goodbye to the Demiurge? » in Time and Cosmology in Plato and the Platonic Tradition (edited by VÁZQUEZ, Daniel and ROSS, Alberto), Leiden, Brill, 2022, pp. 78-110.
15 Il faut rappeler que, dans l'Incohérence des philosophes d'al-Ġazālī, les deux premières thèses métaphysiques sur l'éternité du monde a parte ante et a parte post sont taxées d'infidélité vis-à-vis du dogme islamique orthodoxe. Voir dans l'édition et traduction suivante : AL-ĠAZĀLĪ, Tahāfut al-falāsifa, The Incoherence of the Philosophers, A Parallel English-Arabic text translated, introduced, and annotated by MARMURA Michael Elias, Brigham Young University Press, Provo 2000, pp. 12-55
16 Voir en particulier PANTELIS, Golitsis, Les commentaires de Simplicius et de Jean Philopon à la "Physique" d'Aristote, Walter de Gruyter, 2008.
17 Voir « Platon. Tradition arabe » in Dictionnaire des philosophes antiques. Supplément. préparé par GOULET, Richard avec la collaboration de FLAMAND, Jean-Marie et AOUAD, Maroun Paris: CNRS Editions, 2003. On peut consulter aussi RASHED, Marwan « Le prologue perdu de l’abrégé du Timée de Galien dans un texte de magie noire », Antiquorum Philosophia 3, 2009, pp. 89-100.
18 Voir AOUAD, Maroun « La Théologie d’Aristote et autres textes du Plotinus arabus », Dictionnaire des philosophes antiques, éd. Richard Goulet, I, Paris, 1989, pp. 541-590.
19 Voir sur ces questions ADAMSON, Peter The Arabic Plotinus: a Philosophical study of the "Theology of Aristotle" (2002), London, Gorgias Press, coll. « Gorgias Islamic Studies », 2017, 259 p ainsi que D'ANCONA, Cristina, « The Theology attributed to Aristotle: Sources, structure, influence » in The Oxford handbook of Islamic philosophy. Edited by EL-ROUAYHEB, Khaled and SCHMIDTKE, Sabine New York, Oxford Univ. Press, 2017, pp. 8-29.
20 Al-Ġazālī indique, dans ses questions 3 et 4, que les philosophes se sont accordés sur le fait que Dieu est l'Artisan du monde (ṣāniʿal-ʿālam), une thèse qu'il décrit comme particulièrement répandue et qu'il s'attache à réfuter. AL-ĠAZĀLĪ, Tahāfut al-falāsifa, The Incoherence of the Philosophers, A Parallel English-Arabic text translated, introduced, and annotated by MARMURA Michael Elias, Brigham Young University Press, Provo 2000, pp. 55-83.